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De retour à Byblos, Seschi fit part de sa découverte à son père.
— C’est à n’y rien comprendre, grommela le roi. Même si Meren-Seth est mort depuis plusieurs années, il n’en reste pas moins qu’un inconnu prétend être l’héritier légitime des Deux Couronnes et qu’il a organisé un complot pour me renverser, en s’appuyant sur une alliance avec les Hittites. À Kemit, il a su rassembler des nobles mécontents, dirigés par Ankher-Nefer. J’ai su leur rogner les griffes, mais je doute qu’ils renoncent si facilement à leur lutte sournoise. Dès mon retour à Mennof-Rê, je les ferai arrêter.
— Je suis sûr que ce Kherou a un rapport avec l’homme masqué qui a rencontré le criminel Enkhalil, ajouta Seschi. Tayna n’a pas eu l’air étonné lorsque je lui ai posé la question.
Quelques jours plus tard, la flotte guerrière reprit la mer. Djoser avait laissé sur place un quart de ses effectifs, au cas où les Hittites tenteraient une nouvelle attaque. Leur armée s’était scindée en une multitude de petites unités qui pillaient sans vergogne les pays traversés. Mais, d’après les dernières nouvelles reçues de Sumer, Gilgamesh et Ashar les avaient repoussés au-delà du pays d’Akkad. Mari et Til Barsip avaient été reconquises. Ebla, qui soutenait un siège difficile depuis plusieurs mois, avait été libérée. Un peu partout, l’ennemi avait fui.
Après deux semaines d’une traversée sans incident, l’armée entrait triomphalement dans Mennof-Rê. Thanys, prévenue par un messager que Khirâ et Seschi étaient vivants, se rendit sur le port pour les accueillir. Si elle se réconcilia aussitôt avec sa fille, elle reçut Tash’Kor avec réticence. Cependant, tout comme Djoser, lorsqu’elle fut informée de l’histoire du jeune homme, et de l’odyssée qu’il avait vécue en compagnie de Khirâ, elle accepta ses motivations et lui pardonna ses mensonges. Sa fille était vivante, et cela seul comptait. Il avait risqué sa vie pour elle, et Seschi, dont elle avait connu et approuvé la haine, le considérait désormais comme son frère.
Immédiatement après son retour, Djoser chargea Moshem d’arrêter Ankher-Nefer et ses amis. Mais celui-ci avait disparu, ainsi que trois de ses compagnons. Les autres, au nombre d’une vingtaine, ne purent fournir aucune explication. Traînés devant Djoser, ils se prosternèrent devant lui.
— Tes serviteurs implorent ton pardon, ô Lumière de l’Égypte. Ankher-Nefer nous a trompés. Il nous a dressés contre toi à force de belles paroles. Il affirmait que tu n’étais pas l’héritier légitime du trône d’Horus et qu’un jour prochain, le véritable souverain de Kemit reviendrait pour reprendre sa place. Il nous avait promis de rétablir tous nos privilèges, et nous l’avons cru.
— Qui est ce soi-disant souverain ? s’emporta Djoser en giflant l’un des accusés.
— Nous l’ignorons, ô Taureau puissant ! geignit l’homme. Nous ne l’avons jamais vu. Seul Ankher-Nefer le connaissait.
— Quand s’est-il enfui ?
— Peu avant ton retour, Seigneur. Tes messagers avaient apporté la nouvelle de ta victoire de Byblos. Alors, il a disparu avec ses proches conseillers.
Pendant les mois qui suivirent, la vie reprit son cours normal. Tash’Kor souffrait toujours de sa double personnalité. Parfois, Pollys transparaissait. Il se rapprochait alors de Leeva, jouait de la harpe. Pourtant, avec le temps, cet étrange comportement s’estompa, et finit par disparaître. Tash’Kor avait fini par accepter la mort de son jumeau. Mais son comportement singulier eut une conséquence inattendue : Khirâ, qui avait pensé ne jamais admettre une autre femme auprès de Tash’Kor, s’était attachée à Leeva. Malgré la disparition progressive de Pollys, elle incita Tash’Kor à la garder près d’eux.
Chleïonée avait retrouvé ses deux sœurs, restées au service de Moshem et d’Ankheri. La fougue de Seschi avait porté ses fruits : la jeune femme était enceinte, tout comme Neserkhet. Il ne fallut pas attendre très longtemps pour que Khirâ attendît elle aussi un héritier. Thanys commença à comprendre avec stupeur qu’elle n’allait pas tarder à devenir grand-mère.
Les travaux de la cité sacrée touchaient à leur fin. Le sixième niveau était pratiquement terminé. La rampe étroite menant à son sommet s’étirait en direction du Nil, interdisant encore l’achèvement de la muraille d’enceinte. Mais l’édification des différents temples et chapelles avançait à pas de géant.
Jokahn avait enfin pu réaliser son rêve : travailler aux côtés du grand Imhotep. Les deux hommes avaient immédiatement sympathisé. Malgré son grand âge, plus de soixante-dix ans, Jokahn avait retrouvé l’enthousiasme de sa jeunesse pour se joindre aux collaborateurs du grand vizir. Il possédait de profondes connaissances, et de longues discussions rapprochaient souvent les deux hommes, notamment au sujet de l’astronomie, pour laquelle Jokahn se passionnait.
Aux épreuves succéda une période de calme. La prospérité du Double-Royaume s’était encore accrue. Grâce à la victoire de Byblos, on avait développé les échanges économiques avec le Levant. Le commerce était florissant. Dans les prés paissaient d’immenses troupeaux aux bêtes magnifiques. Dans tous les nomes, chacun mangeait à sa faim, et les ennemis semblaient avoir été repoussés pour longtemps.
La dix-huitième année du règne de Djoser commença par une crue idéale, qui apporta une grande quantité de limon noir et fertile. Elle permit d’irriguer tous les champs sans inonder les villages, reliés par les chemins de terre surélevés qui permettaient la circulation.
Un nouveau chantier s’était ouvert au nord de Mennof-Rê, auquel participaient les habitants du petit village proche. Ayant accompli sa tâche, Imhotep songeait à édifier sa propre maison d’éternité ; sa forme étrange ne laissait pas de surprendre les rares personnes admises sur ce plateau désert, situé sur la frontière séparant les royaumes de Basse et de Haute-Égypte. De lourds bateaux de transport déchargeaient d’énormes blocs de calcaire et de grès, que des traîneaux tractés par des ânes et des bœufs emportaient au milieu des palmiers, acacias et sycomores. À proximité, les paysans qui récoltaient les figues avec l’aide de petits singes dressés, se demandaient avec amusement quelle idée fantasque avait encore germé dans l’esprit du grand vizir. Puis, peu à peu, leur amusement fit place à une crainte respectueuse devant l’aspect insolite du monument.
À l’époque des semailles, lorsque les eaux noires se furent retirées, Tash’Kor épousa Khirâ, enceinte de quatre mois. L’enfant, un superbe garçon, naquit peu après la fille de Neserkhet et les jumeaux de Chleïonée. Au grand désespoir des demoiselles de la Cour, Seschi s’était assagi. À la vérité, il n’avait plus trop guère le temps de batifoler. Djoser lui avait confié le poste de Directeur de la Marine, qui occupait tout son temps. Il lui revenait de superviser aussi bien le négoce avec les comptoirs du Levant, la Mésopotamie et les îles, que les grands transporteurs de pierre.
La Maât avait répandu sa bénédiction sur la Vallée et le spectre du serpent Apophis semblait s’être éloigné. Aussi l’annonce de la découverte de deux nouveaux corps d’enfants égorgés fit-elle l’effet d’un coup de tonnerre.